July 17, 2016

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Nous montons quelques marches pour arriver sur un terre-plein derrière les bungalows. Une famille de locaux a préparé un buffet de tacos, enchiladas, poulet, riz, haricots sauce piquante et carne asada… de la viande grillée. « Carne Asada » la façon du cartel de nommer les découpes de cadavres comme celui de Juarez après les exécutions de masse des narcos. J’opte donc pour les tacos. El Chapo nous entraîne vers une table de pique-nique ; on nous sert à boire. On s’installe à la faible lueur d’une rangée de lampes, mais tout autour de ce périmètre règne une obscurité profonde. Je vois 30, 35 personnes autour de nous. (El Chapo confiera plus tard à El Alto que, hors champ, une centaine de ses soldats se tenait à proximité.) Aucune arme lourde en vue, ni même aucun Danny Trejo. Globalement, cette équipe me fait plus penser à des étudiants d’une université mexicaine. Bien coiffés, bien habillés et loin d’être rustres. Pas un seul fumeur dans le lot. Seuls deux ou trois portent des sacs à dos, qui leur tombent au niveau de la taille et dont je suppose qu’ils contiennent des armes. Notre hôte semble s’inquiéter que Kate, en tant que seule femme présente, ne supporte pas l’intimidante vision de la force. Ce qui se vérifiera quelques heures plus tard.
Alors que nous nous installons à cette table de pique-nique, nous faisons les présentations. A ma gauche, Alonzo. Alonzo est un des avocats d’El Chapo. Quand je parle des avocats d’El Chapo, ça se complique un peu. Durant son emprisonnement, les seules visites autorisées étaient celles de ses « avocats. » Evidemment, la plupart étaient plutôt des lieutenants qui avaient été « validés » comme faisant partie de son équipe légale. Alonzo a rendu visite à El Chapo à la prison d’Altiplano deux heures avant son évasion audacieuse. Alonzo dit qu’il n’était pas au courant de ce projet d’évasion. Mais il souligne qu’il n’a pas échappé à un interrogatoire musclé par les enquêteurs après-coup.

« Je deviens totalement paranoïaque. »
A ma droite, Rodrigo. Rodrigo est le parrain des deux jumelles de 4 ans qu’El Chapo a eu avec la reine de beauté Emma Coronel. Rodrigo me préoccupe particulièrement. Son regard semble lointain mais il est fixé sur moi. Et j’entends comme des bruits dans ma tête. Des tronçonneuses. Je me sens déchiré. Je deviens totalement paranoïaque. Mes yeux semblent envoûtés, contraints à glisser mon regard à la droite de Rodrigo. Sur Ivan, le fils aîné d’El Chapo. A 32 ans, il est considéré comme l’héritier à venir du cartel Sinaloa. Il est attentif, avec le calme de sa maturité. Tout comme son frère, il porte une montre fabuleuse. Et juste en face de moi, il y a Kate, qui est à sa droite. Derrière Alonzo, Alfredo. El Alto est au bout de la table. Espinoza, toujours debout, s’excuse auprès d’ El Chapo et lui demande s’il peut s’allonger une petite heure pour reposer son dos. Espinoza est assez drôle comme gars. C’est comme s’il avait fait une expédition de plusieurs heures pour arriver au sommet d’un volcan dont il rêverait de voir les entrailles, et une fois arrivé en haut disait : « Je vais piquer un somme, je regarderai dans le trou plus tard. »

Avec l’aide de Kate pour la traduction, je commence à expliquer mes intentions. Je sens bien que je l’intrigue. Le seul gringo parmi mes collègues qui profite de la confiance d’El Chapo en Kate pour demander une interview. J’ai senti son amusement alors que je posais cartes sur table. Il m’a demandé quelles étaient mes relations avec le président Vénézuélien Hugo Chavez dans ce qui m’a semblé être un test de ma propension a être corrompu dans des associations improbables.
Je me lance dans la réponse à cette question qui ressemble plus à un test décisif pour mesurer l’indépendance de ma démarche. Je lui explique fièrement qu’un membre de ma famille travaille à la Drug Enforcement Agency, et que de par mon travail en Haïti (je suis directeur de J/P HRO, une organisation non gouvernementale basée à Port-au-Prince), j’ai de nombreuses relations au sein du gouvernement des Etats-Unis. Je lui assure que ces relations n’ont aucun rapport avec mon intérêt pour lui. Mon seul but est de lui poser des questions et de transmettre ses réponses au grand public, pour qu’il se fasse son idée sur la question.

Je lui explique que j’ai compris beaucoup de choses en m’intéressant aux narcos, qu’il y a une hypocrisie sous-jacente dans la complicité des acheteurs. Je savais que je ne pourrais pas me le mettre dans la poche facilement, je savais que la seule carte que je pouvais jouer pour que les choses se déroulent au mieux, était de lui témoigner de la fascination, ainsi que mon désir que son jugement soit suspendu. Et quoi qu’on pourrait dire de lui, il était évident qu’il n’était pas qu’un simple visiteur dans notre vaste monde.
Après mon introduction, El Chapo me gratifie d’un sourire chaleureux. En fait, dans ce qui allait devenir une interview de 7 heures, je ne l’ai vu sourire que quelques fois, brièvement. Et comme c’est le cas de nombreux hommes célèbres, il a beaucoup de charisme. Quand je lui ai demandé ses rapports avec le gouvernement mexicain, il a marqué une pause. « Pour ce qui est des politiciens, je garde mon opinion pour moi. Ils font leur travail et moi le mien. »
Derrière son sourire, son visage a une expression de certitude absolue. Une question m’est venue en observant ses traits. Quand il parlait, et quand il écoutait. Qu’est-ce qui peut effacer toute trace de doute dans le regard d’un homme ? Est-ce le pouvoir ? La sagesse ? L’absence d’âme? L’absence d’âme… N’était-ce pas ce que ma morale m’obligeait à percevoir en lui ? N’était-ce pas ce que je devais voir en lui pour moi-même ne pas être assimilé à un camarade ? Un partisan ? J’ai essayé, les amis. J’ai vraiment essayé. Et je me suis remémoré encore et encore le nombre de cadavres, la dévastation qui existe dans tous les recoins du monde des narcos. « Je ne veux pas passer pour une nonne, » me dit El Chapo. Bien que cette comparaison ne me soit quand même pas venue à l’esprit. Cet homme simple, qui vit simplement, entouré de l’affection de ses fils, ne m’apparaît pas exactement l’incarnation du grand méchant loup. Il réveille des questions de complexité culturelle et de contexte ; les survivalistes et les capitalistes ; les fermiers et les technocrates ; les entrepreneurs malins en tout genres… Certains font de l’argent et d’autres dirigent.

« Je savais que la seule carte que je pouvais jouer pour que les choses se déroulent au mieux, était de lui témoigner de la fascination. »
On nous apporte une bouteille de Tequila. El Chapo nous en sert un fond à chacun. Il porte un toast en regardant Kate. « Je ne bois pas en temps normal, dit-il, mais je veux trinquer avec vous. » Après un coup d’œil au verre, je prends une petite rasade. Il me demande s’il est célèbre aux Etat-Unis. « Oh, oui, » lui dis-je, et je l’informe que la veille du décollage pour Mexico, j’ai vu que Fusion Channel repassait en boucle son édition spéciale : A la recherche d’El Chapo. Il semble se réjouir de cette absurdité, et lui-même et ses camarades gloussent ; je regarde le ciel et me dit que ce serait drôle qu’un drone armé vole au-dessus de nos têtes. Nous sommes dans une clairière, dégagée à perte de vue… Je siffle ma tequila et oublie mon drone.

Je me laisse porter par le sentiment de sécurité que le calme d’El Chapo et ses hommes instaure. Je sens que s’il y avait une menace, ils le sauraient. Nous mangeons, buvons et parlons pendant des heures. Il s’intéresse à l’industrie du cinéma et à son fonctionnement. Il n’est pas étonné de l’argent que ça rapporte. Le haut profit généré par cette industrie n’a aucun impact sur ses finances à lui. Il nous laisse entendre que nous devrions nous reconvertir dans le pétrole. Il dit qu’il aimerait bien s’investir dans le secteur de l’énergie, mais que ses fonds de provenance illicite limitent ses opportunités d’investissement. Il cite (mais me demande de taire les noms) un certain nombre d’entreprises corrompues, mexicaines et étrangères. Il souligne avec un dédain amusé les nombreux moyens mis en place pour blanchir son argent grâce à ces compagnies, qui récupèrent elles aussi leur part du gâteau des narcos.

« Combien va te rapporter l’écriture de cet article ? » me demande-t-il. Je lui réponds que quand je fais du journalisme, je ne suis pas payé. Et je comprends que pour lui, l’idée de travailler sans que ça rapporte quoi que ce soit est une ânerie. Contrairement à nos gangsters habituels, comme John Gotti qui clame n’être qu’un simple businessman mais se cache derrière de nombreuses compagnies internationales, El Chapo assume pleinement ses activités illicites, clamant fièrement, « Je fournis plus d’héroïne, de méthamphétamine, de cocaïne et de marijuana que n’importe qui dans le monde. J’ai une flotte de sous-marins, d’avions, de camions et de navires. »

« Pour lui, l’idée de travailler sans que ça rapporte quoi que ce soit est une ânerie. »
Il ne souffre d’aucune culpabilité. Et malgré le challenge que cela représente de faire du business de façon aussi clandestine, il a bâti un empire. Je me souviens d’articles de presse indiquant que l’homme en face de moi avait mis un contrat de centaines de millions de dollars sur la tête de Donald Trump. Je mentionne Trump. El Chapo sourit, en disant ironiquement, « Ah ! Mon ami ! » Son désir de me parler librement, son sens de l’auto-plébiscite et son absence de remords me font exactement penser à Tony Montana dans le Scarface d’Oliver Stone. Dans la scène du dîner avec Elvira, jouée par Michelle Pfeiffer, elle invective Tony Montana à haute voix et devant tout le monde. Les gens le regardent, mais au lieu de se laisser humilier, il réagit et leur donne une leçon. « Vous êtes tous une bande de trous du cul. Vous savez pourquoi ? Vous n’avez pas les tripes d’être ce que vous voulez être. Vous avez besoin de gens comme moi. Vous avez besoin de mecs comme moi. Pour pouvoir les montrer du doigt et dire : c’est lui le méchant ! Comme ça vous passez pour quoi ? Des gentils ? Vous n’êtes pas les gentils, vous savez juste vous cacher… mentir. Moi ? Je n’ai pas ce problème. Moi ? Je dis toujours la vérité, même quand je mens. Alors dites au revoir au méchant. Allez. C’était la dernière fois que vous voyiez un vrai méchant, je vous le dis ! »

Je suis curieux de savoir, dans le tumulte actuel du Moyen-Orient, quel impact l’économie frénétique des opiacés a sur son business. Je lui demande : « De tous les pays et toutes les cultures avec lesquels vous faites du business, lesquels sont les plus compliqués à gérer ? » En souriant, il me répond sans équivoque : « Aucune ». Il n’y a pas un seul politicien au monde capable de répondre à cette même question aussi clairement ou franchement. Mais là encore, les enjeux sont différents pour une personne influente mondialement, qui se débarrasse tout simplement de tous les obstacles qui pourraient lui barrer la route.

« Difficile de trouver un endroit sécurisant ; bienvenue dans le monde de Chapo. »
J’ai expliqué mon intention, j’ai demandé s’il accepterait de m’accorder deux jours pour une interview formelle. Mes collègues devaient partir le matin mais j’ai demandé à rester et ai proposé d’enregistrer nos échanges. Il prend une pause avant de répondre. « Je viens juste de vous rencontrer. J’accepte, mais dans huit jours. Vous pouvez revenir dans 8 jours ? » Je lui dis oui. Je demande à ce que nous prenions une photo ensemble pour prouver à mes éditeurs chez Rolling Stone que l’entrevue promise a bien eu lieu. « Adelante, » dit-il. Nous nous levons tous de table ensemble et suivons El Chapo dans un des bungalows. Une fois à l’intérieur, je vois les premières armes lourdes. Un M16 est posé sur un canapé en face du mur blanc neutre contre lequel nous allons prendre la photo. Je lui explique que dans un souci d’authentification, il serait mieux que nous nous serrions la main, en regardant la caméra mais sans sourire. Il obtempère. La photo est prise avec le téléphone d’Alfredo. Il me l’enverra plus tard.

Posted by: retrouve3 at 08:18 AM | No Comments | Add Comment
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